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Le reporting de durabilité, véritable enjeu en matière de gestion des données

Publié le 20/08/2023 21:15

Julie Paumerie, Directrice RSE d’Investance Partners

  

Durabilité, CSRD, CSDDD : de quoi parlons-nous ?  

  

Dans le cadre du pacte vert européen, l’Union européenne a mis en place tout un arsenal législatif (taxonomie européenne, règlement SFDR, directives CSRD et CSDDD) qui doit permettre de répondre aux problématiques climatiques et sociales à l’échelle européenne. Plus particulièrement, les directives CSRD (Coporate Sustainibilty Reporting Directive) et CSDDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) ont pour objectif de normaliser et d’uniformiser la réglementation de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à l’échelle européenne.   

En effet, la CSRD impose la publication d’un nouveau rapport consolidé sur les informations de durabilité. Cette directive remplace l’ancienne déclaration de performance extra-financière (DPEF) et assujettit un plus grand nombre d’entités1.   

La CSDDD, quant à elle, concerne le devoir de vigilance désormais vu au niveau de l’Union européenne, en imposant aux entreprises :   

– D’une part, d’exercer une due diligence plus particulièrement sur la supply chain ;   

– Et d’autre part, d’établir des plans d’action pour identifier les potentielles atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement sur l’ensemble de la chaine de valeur de l’entreprise.   

– A travers ces contraintes, ce sont bien deux objectifs principaux qui sont visés : transparence et uniformité des données ESG (environnement, social, gouvernance).   

La face cachée de ces réglementations : l’importance de la compréhension des données de durabilité  

  

Si l’actualité de ces réglementations met bien en avant l’objectif de transparence, la considération des enjeux autour de la compréhension des données n’est pas suffisamment adressée.  

Or, la compréhension de la substance de ces données est une étape stratégique, nécessaire et un préalable au reporting et à l’objectif même de transparence souhaitée par ces directives.  

La terminologie de durabilité introduit un enjeu majeur concernant la data qui est la double matérialité. Le concept de double matérialité consiste à prendre en compte :   

– Les impacts sociaux et environnementaux sur la société,  

– Et également les changements sociétaux et climatiques pouvant impacter le business model de l’entreprise.   

La complexité engendrée par cette double matérialité pour l’entreprise et au niveau de la donnée est de faire dialoguer des données financières et extra-financières.   

  

Illustration de la double matérialité © Official Journal of the European Union, C 209/1, COMMUNICATION FROM THE COMMISSION, Guidelines on non-financial reporting: Supplement on reporting climate-related information (2019/C 209/01) 

    

Le casse-tête de compréhension des normes et d’identification des données   

  

Pour guider les acteurs dans le déploiement de la réglementation CSRD, l’EFRAG2 (European Financial Reporting Advisory Group) a publié des ESRS (European Sustainability Reporting Standards).   

Les ESRS se déclinent :  

– En normes trans-sectorielles au nombre de quatorze et réparties en 4 catégories (principes généraux, social, environnement, gouvernance) ;  

– Et en normes sectorielles (dont le secteur financier).   

La plus-value des ESRS est de s’aligner avec les initiatives déjà déployées au niveau international notamment les projets de normes de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) ainsi que les normes de la Global Reporting Initiative (GRI) et va même jusqu’à intégrer désormais la thématique de biodiversité et des écosystèmes (en prenant en compte notamment les travaux de la TNFD – Taskforce on Nature-related Financial Disclosures).   

Cette mutualisation des référentiels existants permet d’aboutir à une première cartographie des données de durabilité à collecter. Les ESRS devront être validées par la Commission européenne qui feront l’objet d’un acte délégué en juin 2023 – des modifications pourront donc être apportées. Quant aux normes sectorielles, ces dernières sont encore à l’étude et restent donc à définir pour le secteur financier.  

A ce stade, les entreprises doivent mettre en application ces normes dans un contexte de restructuration même de ces dernières, avec deux niveaux de difficultés : la compréhension des normes et la compréhension des données à produire.   

    

Comprendre les données à divulguer et en garantir la qualité : des priorités à ne pas négliger   

  

Comme le dit l’adage « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement »3.  Cette citation de Nicolas Boileau s’applique parfaitement aux enjeux des deux nouvelles réglementations en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). En effet, pour atteindre l’objectif de transparence à l’égard des investisseurs, les entreprises doivent avoir une réelle maitrise des données à communiquer.   

La pression temporelle de l’entrée en vigueur et de l’application de ces directives ne doit pas laisser place à un double risque :  

– Produire des données sans processus de gestion de leur qualité ;  

– Appliquer des méthodologies de calcul non maitrisées.   

La compréhension et la maitrise de ces données est un prérequis élémentaire pour piloter une stratégie RSE de manière efficace et ainsi assurer une réelle transparence aux investisseurs et clients.  

Ainsi, pour l’entreprise, il ne s’agit plus d’être dans une démarche déclarative en énonçant une multitude de données extra-financières parfois mal maitrisées et mal comprises, mais d’adopter une démarche démonstrative et pleinement intégrée à la stratégie de l’entreprise. Pour rappel, ces données feront l’objet d’un audit par un organisme tiers indépendant (OTI).  

Prenons deux exemples concrets où le manque de maitrise de la donnée de durabilité peut mettre en risque l’entreprise à un niveau juridique et réputationnel.  

  

Un premier exemple de mise en risque dans le cadre de la réalisation du bilan carbone de l’entreprise :

             

Il existe deux méthodes pour réaliser un bilan carbone : par les données financières (méthode comptable) et par les données non-financières (méthode des flux physiques).  

Pour rappel, un bilan carbone s’effectue sur 3 scopes. Le premier scope fait référence aux émissions directes liées à la fabrication d’un produit, notamment si ce produit en question nécessite l’utilisation de pétrole. L’ensemble des émissions engendré par cette fabrication sont comptabilisés dans le scope 1.  

Ensuite, le scope 2 rassemble les émissions indirectes liées aux consommations énergétiques relatives à la fabrication d’un produit ou d’un service. Enfin, vient le scope 3 qui calcule les autres émissions indirectes en lien avec la fabrication des produits, la réalisation des services et le fonctionnement de l’entreprise tant en amont qu’en aval.  

  

Illustration des 3 scopes du bilan carbone © ADEME – Site Bilan GES 

  

Au regard de la directive CSRD et de la fiabilité des données, la méthode des données comptables est non seulement incomplète d’un point de vue réglementaire mais également incertaine d’un point de vue scientifique.   

Premièrement, d’un point de vue réglementaire, la méthode comptable est incomplète : il convient notamment de se rapporter aux normes ESRS de l’EFRAG4 venant expliciter le reporting du scope 3 du bilan carbone d’une entreprise.  

La méthode comptable par définition ne va prendre en compte que les dépenses supportées par l’entreprise. Autrement dit, l’ensemble des émissions se trouvant à l’aval de la chaine de valeur de l’entreprise ne peuvent pas être analysées par la méthode comptable. De même, les usages et l’éco-conception du numérique dans une entreprise, les trajets domicile-travail, le recyclage des déchets bureautiques ne sont pas des données figurant dans la comptabilité donc manquantes dans la méthode comptable.  

Toutefois, la méthode comptable peut être utilisée afin d’identifier les plus gros postes de dépense qui permettront de prioriser, par la suite, les analyses dans le cadre de la méthode des flux physiques.  

De plus, il a été démontré que le défaut de la méthode comptable par rapport à la méthodologie des flux physiques est de 80% puisque la méthode comptable n’intègre pas les données géographiques, temporelles. En outre, la méthodologie des flux physiques permet une plus grande exhaustivité des données récoltées et une plus grande précision en évitant toute estimation.   

A titre d’illustration, les investissements d’une entreprise qui seraient analysés via la méthodologie comptable prendrait en compte uniquement le poids de l’investissement en euros ensuite converti en eqCO2. Or, la méthode des flux physiques intégrerait au bilan carbone de l’entreprise, les émissions des GES des entreprises dans lesquelles elle a investie. Cela permet donc à l’entreprise de piloter efficacement sa stratégie bas carbone en identifiant ses partenaires les plus polluants.   

A cela s’ajoute que, dans un contexte de légifération concernant l’écoblanchiment (loi climat et résilience, 2021), la fiabilité des données transmises est extrêmement importante et nécessite une vigilance permanente au regard du nombre croissant de contentieux sur ces sujets.   

    

Le second exemple concerne les données à collecter auprès des fournisseurs et des sous-traitants sur les droits humains.

      

La collecte des données concernant les potentielles atteintes aux droits de l’homme par les fournisseurs d’une entreprise est complexe pour de multiples raisons :  

La première est l’opacité de la chaine de valeur. En effet, l’entreprise doit être en mesure d’assurer une vigilance sur ses fournisseurs qui peuvent avoir recours eux-mêmes à des sous-traitants. L’entreprise va devoir disposer de moyens lui permettant d’assurer une traçabilité complète de sa chaine de valeur sans rupture.  

La seconde est l’évolution des données du fait de contextes géopolitiques instables. Aussi, les analystes de risques de droits humains doivent avoir la capacité d’interpréter ces données à la lumière d’un contexte nécessitant une vigilance permanente.  

La troisième est la définition même des données à collecter en fonction du secteur. Une classification doit être effectuée afin d’être le plus opérationnel possible. Cela nécessite donc une expertise pour identifier les potentielles atteintes les plus probables en prenant en compte les spécificités de chaque métier, taille de l’entreprise et localisation.   

La quatrième difficulté que nous avons identifiée est celle de la disparité des données. Des questionnaires KYS (know your suppliers) vont venir s’appuyer sur des données tant qualitatives que quantitatives. Il faut donc être en mesure d’assurer la cohérence de ces différentes natures de données.  

Et enfin, le dernier critère de complexité est lié à un déport de responsabilité. En effet, il ne s’agit pas seulement pour l’entreprise de se contenter de demander à ses fournisseurs une certification ou un label pour prouver la bonne conformité aux principes RSE mais de prouver par elle-même la due diligence constante exercée sur ses partenaires et de porter la responsabilité de cette preuve.  

Photographie © REUTERS. Effondrement du Rana Plaza en 2013 conduisant à l’adoption en France de la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordre envers leurs filiales et sous-traitants dans le monde. La CSDDD (devoir de vigilance européen) est directement inspirée de la loi française.  

  

La data gouvernance : un moyen nécessaire et à minima pour répondre aux enjeux de reporting de durabilité  

  

Compte tenu de la variété des données de durabilité à produire, de nombreux départements (RH, Achats, Compliance, Logistique, Marketing et communication, Investissements, Retail, RSE…) sont concernés et impliqués à deux niveaux :   

– Dans l’intégration, de manière opérationnelle, de données ESG dans leurs propres processus   

– Et dans l’interaction avec d’autres départements du fait des données ESG communes.  

En premier lieu, cela nécessite pour les différents départements d’être formés aux enjeux de durabilité et de connaitre les données ESG de leur périmètre. Pour les données qui seraient communes, l’enjeu est de comprendre les interactions avec les autres départements et d’identifier l’owner de chaque donnée.   

Face à cette complexité, les organisations devront pouvoir s’appuyer sur un data management structuré opérationnellement et ce à minima, à travers la définition d’une gouvernance des données ESG de l’ensemble de l’entreprise. Il appartient donc à l’entreprise de disposer d’un chief data officer pour lequel la gestion des données ESG devient une mission obligatoire et majeure.    

Par ailleurs, si la mise en place de principes de gouvernance des données ESG est un prérequis, son opérabilité ne pourra s’appuyer que sur des moyens techniques adaptés et intégrés au SI existant notamment pour :   

– Disposer d’une vision centralisée des données ESG, facilitant leur contrôle et en garantir le niveau de qualité attendu,  

– Identifier les responsabilités (data owner) autour de la donnée et garantir un pilotage maitrisé de l’alimentation des reporting à produire.  

Il résulte de cette approche un travail préalable d’analyse des réglementations afin d’identifier l’ensemble des données nécessaires, le caractère commun de certaines de ces données, leur correcte définition et compréhension ainsi que la « golden source » de ces données.  

Sans mise en place d’une data gouvernance dédiée et effective et de moyens techniques adaptés, la mise en œuvre des réglementations CSRD et CSDDD apparaitra d’autant plus complexe et risqué au regard des enjeux des reporting de durabilité.  

Références

      
  1. Sur le plan formel, le nombre de personnes morales assujetties est largement amplifié. En effet, les entités concernées sont celles qui remplissent deux des trois critères suivants : un bilan de 20 millions d’euros, un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros et 250 salariés. Les filiales sont quant à elles non soumises à la l’obligation de publication lorsque la société mère publie un rapport consolidé. Ceci n’exempt donc pas les filiales de remonter les données extra-financières à la société mère. L’assujettissement est donc indirect pour ces dernières. Les obligations de transparence s’imposent également aux entreprises étrangères qui exercent une activité dans l’Union européenne via une succursale ou une filiale. La dimension extraterritoriale de cette directive justifiée par un lien de rattachement à l’Union européenne souligne bien la volonté de l’Union européenne d’être un leader normatif en matière de RSE.  ↩︎
  2. EFRAG is a private association established in 2001 with the encouragement of the European Commission to serve the public interest. EFRAG extended its mission in 2022 following the new role assigned to EFRAG in the CSRD, providing Technical Advice to the European Commission in the form of fully prepared draft EU Sustainability Reporting Standards and/or draft amendments to these Standards. Its Member Organisations are European stakeholders and National Organisations and Civil Society Organisations. EFRAG’s activities are organised in two pillars: A Financial Reporting Pillar: influencing the development of IFRS Standards from a European perspective and how they contribute to the efficiency of capital markets and providing endorsement advice on (amendments to) IFRS Standards to the European Commission. Secondly, a Sustainability Reporting Pillar: developing draft EU Sustainability Reporting Standards, and related amendments for the European Commission.” (Source : EFRAG Today – EFRAGwww.efrag.org/About/Facts#subtitle1.)  ↩︎
  3. « Chant I », L’Art poétique, Nicolas Boileau, éd. Aug. Delalain, 1815, p. 6 ↩︎
  4. « Le principe à suivre dans le cadre de cette exigence de divulgation est de fournir une compréhension des émissions de GES qui se produisent dans la chaîne de valeur de l’entreprise au-delà de ses émissions de GES des champs d’application 1 et 2. Pour de nombreuses entreprises, les émissions de GES du champ d’application 3 sont la principale composante de l’inventaire des GES et un facteur important de leurs risques de transition. 46. Les informations à fournir au titre du paragraphe 44 comprennent les émissions de GES provenant des catégories significatives du champ d’application 3 et sont présentées sous la forme d’une ventilation des émissions de GES provenant : i) des achats en amont, ii) des produits vendus en aval, iii) du transport de marchandises, iv) des déplacements et v) des investissements financiers. » ↩︎
      


Julie Paumerie

Julie Paumerie est directrice du pôle RSE d’Investance Partners, consultante et doctorante RSE au sein du cabinet. Elle est en charge du développement des offres RSE et ESG et accompagne les institutions financières dans la gestion de leurs risques de durabilité, conformité réglementaire, et stratégies RSE.