Durabilité : vers un excès de la règlementation ?
Publié le 02/07/2023 16:02
Pierre Berlioz Pr. Université de Paris
Lorsqu’elle s’est saisie du sujet au début des années 2000, dans un livre vert visant à déterminer comment promouvoir un cadre européen pour la responsabilité des entreprises, la Commission européenne a défini la responsabilité sociale des entreprises comme « un concept qui désigne l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».
Si par la suite la Commission a fait évoluer sa définition pour retenir celle, plus large, de « responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société », un invariant demeurait toutefois dans la conception affichée de la RSE : la dimension volontaire de celle-ci.
Ainsi, dans sa communication du 25 octobre 2011 relative à « une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 » en matière de RSE, la Commission affirmait : « Il importe que la RSE se développe sous l’impulsion des entreprises elles-mêmes ».
De fait, la RSE est généralement présentée comme la démarche d’une personne qui, consciente des enjeux sociaux et environnementaux de son entreprise, décide au-delà de ses obligations légales en la matière d’agir pour en réduire les effets négatifs.
Le terme de responsabilité qui est au cœur de la RSE est à cet égard un faux-ami pour le juriste. RSE est en effet la dénomination française de la théorie connue dans sa langue d’origine comme la « Corporate Social Responsibility ». « Responsabilité » est donc employée comme équivalent en français de « responsibility » en anglais. Or, le terme français a un champ lexical plus étendu, et surtout sa signification première n’est pas la même.
L’équivalent de « responsabilité » en anglais est « liability ». L’un comme l’autre désigne le principe selon lequel une personne répond de ses actes ainsi que de ceux des personnes et des choses dont elle a la garde et en assume les conséquences, notamment en étant tenue de réparer celles-ci.
Le terme « responsibility » n’a quant à lui pas vraiment d’équivalent en français. Sa signification n’y est pas inconnue, mais aucun substantif ne lui correspond. Elle se retrouve essentiellement dans l’expression « personne responsable », qui désigne une personne réfléchie, sérieuse, qui sait peser le pour et le contre.
La responsabilité au sens de la RSE est donc moins juridique qu’éthique. L’élément clé de la RSE est la conscience, sociale et environnementale, de leurs dirigeants. C’est elle qui leur dicte leur comportement. Indépendamment de toute obligation légale, le chef d’entreprise socialement responsable agit en ayant réfléchi aux enjeux et pesé les conséquences, positives et négatives, de son activité sur ses parties prenantes et sur l’environnement.
Néanmoins, ces dernières années, de nombreuses normes se sont développées dans le domaine. Le mouvement a été lancé, en France, au début des années 2000 avec la loi NRE, suivie de la loi Grenelle II, de la loi sur le devoir de vigilance, de l’ordonnance de 2017 sur la déclaration de performance extra-financière, ou encore de la loi Pacte pour ne citer que les principaux textes.
L’Union européenne a suivi avec la directive sur l’information non-financière de 2014, et a récemment accéléré la cadence avec les différents textes composant le Pacte vert, notamment les règlements SFDR et taxinomie, ainsi que la directive sur l’information sur la durabilité des entreprises (CSRD) et le projet de directive sur le devoir de vigilance.
Face au développement de cette réglementation, une question vient nécessairement à l’esprit : ce mouvement est-il temporaire, ou au contraire va-t-il se poursuivre, au risque d’un excès de réglementation ? La réponse ne fait guère de doute : la construction de cet édifice réglementaire n’en est qu’à ses débuts, au simple stade de ses fondations, pourrait-on même dire.
C’est un fait, la RSE n’est plus, aujourd’hui, un mécanisme de régulation autonome de l’entreprise. Le législateur s’en est emparé, et crée de la norme en la matière. Pour autant, la RSE n’a pas entièrement perdu son caractère volontaire. Celui-ci s’estompe de plus en plus au stade de l’impulsion de la démarche, il demeure en revanche s’agissant de son contenu, mais dans une mesure qui est sans doute amenée à se réduire progressivement.
Avec une forme de retenue qui ne lui est pas coutumière, le législateur se contente en effet pour l’heure d’imposer progressivement une obligation de RSE pour toutes les entreprises (1)1. Toutefois, s’il n’en détermine pas la teneur, c’est parce qu’il est actuellement dans l’incapacité de le faire, compte tenu de la nouveauté de la matière. Mais en imposant aux entreprises de construire la pratique en ce domaine, il met en place les conditions d’une future sédimentation législative (2).
Obligation de RSE pour tous
Le premier texte à créer une véritable obligation de RSE est la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. En effet, contrairement aux dispositifs qui l’ont précédé, qui imposaient seulement aux sociétés concernées d’établir un rapport sur leurs éventuelles actions en la matière, l’article L. 225-102-4 du code de commerce issu de cette loi fait obligation aux sociétés d’agir de manière responsable en matière sociale et environnementale, en élaborant un plan comportant les mesures de vigilance raisonnable, propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société, de ses filiales, ainsi que de ses sous-traitants et de ses fournisseurs.
Ce devoir de vigilance a toutefois un périmètre assez réduit, puisqu’il ne concerne que moins de 200 sociétés en France. Il devrait néanmoins être élargi avec la réforme européenne actuellement en préparation, qui pourrait sensiblement abaisser les seuils de son application.
Mais c’est surtout la loi Pacte qui, en France, constitue le fondement d’une obligation de RSE pour tous, par l’ajout qu’elle a fait à l’article 1833 du code civil d’un second alinéa disposant : « La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
Que faut-il comprendre lorsque le texte impose à la société de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités ? On peut lire dans l’analyse d’impact du projet de loi à l’origine de cette disposition (p. 544) qu’il s’agit pour tout dirigeant de « s’interroger sur ces enjeux ». C’est « une étape impérative de la réflexion menée ». Il s’agit donc d’une obligation de réflexion qui est posée.
Plus précisément, comme l’a indiqué le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet de loi, « la considération des enjeux sociaux et environnementaux a pour objet d’inciter les sociétés à examiner, dans l’accomplissement de l’objet statutaire, l’impact social et environnemental de leur activité et de permettre le cas échéant de mettre en balance celui-ci avec les autres intérêts dont elles ont la charge » (n° 102).
Ainsi, aucune obligation de ne pas porter atteinte aux intérêts sociaux et environnementaux impliqués par ses activités n’est faite à la société, uniquement celle d’agir en mesurant les conséquences de ses actes. Autrement dit, le texte impose à la société prudence et diligence…
On ne peut toutefois nier l’apport normatif de ce texte, car en imposant expressément la prise en considération de ces enjeux, il va au-delà de ce qui résulte déjà de l’article 1241 du code civil. Mais c’est moins dans le comportement que dans le processus de décision qu’il intervient.
Comme l’indique l’étude d’impact, il s’agit de faire des organes de direction « les acteurs d’une politique de gestion prenant en considération ces enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de leur société »2.
Concrètement, ces organes doivent identifier les enjeux sociaux et environnementaux des activités de la société, ainsi que les conséquences positives et négatives des secondes sur les premiers, et déterminer sur cette base une politique de gestion. Ses dirigeants doivent ensuite se conformer à cette politique, en justifiant le cas échéant lorsqu’ils s’en écartent la raison de cette dérogation, qui pourrait notamment tenir à l’intérêt social.
L’article 1833, al. 2 impose ainsi, sinon explicitement du moins implicitement, des obligations semblables à celles prévues par l’article L. 225-102-4 du code de commerce, et crée donc une obligation de RSE pour toutes les sociétés.
Sédimentation législative
Si le législateur a ainsi créé à la charge de l’ensemble des sociétés une obligation de RSE, il n’en a pas déterminé le contenu. L’article 1833, al. 2 du code civil ne comporte aucune indication à cet égard. Quant à l’article L. 225-102-4 du code de commerce, il est à peine plus disert, puisqu’il se contente d’imposer l’élaboration d’un plan dont il énumère les grandes catégories de mesures, sans en déterminer la teneur exacte. Certes, il prévoit qu’un décret peut compléter les mesures de vigilance qu’il énumère et ainsi apporter plus de détails. Mais pour l’heure, ce décret n’a pas été adopté, et il s’écoulera sans doute un certain temps avant qu’il ne le soit.
Le pouvoir réglementaire, comme le législateur, est en effet confronté à une difficulté qui peut être considérée à date comme insurmontable : l’impossibilité, compte tenu du caractère trop récent et fragmentaire de la pratique en la matière, de saisir précisément, au-delà de quelques considérations générales de méthode, en quoi consiste l’obligation de RSE, c’est-à-dire selon la terminologie de la loi de 2017 ce que peuvent être les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société, de ses filiales, ainsi que de ses sous-traitants et de ses fournisseurs.
C’est pourquoi le législateur a choisi de laisser les sociétés libres de les déterminer. L’auteur de la proposition de loi sur le devoir de vigilance, Dominique Potier, l’avait affirmé dans son rapport en première lecture : « Si la loi et son décret d’application délimitent les ambitions du plan de vigilance, la détermination des mesures de vigilance est laissée à la liberté de l’entreprise assujettie. »
Il est cependant plus que vraisemblable que cette liberté ne dure qu’un temps, ou du moins qu’elle soit progressivement réduite.
La demande des parties prenantes en ce sens est particulièrement forte, comme le démontrent les contentieux engagés sur le fondement du devoir de vigilance. En outre, comme le relevait Dominique Potier lors de la discussion du projet de loi en séance publique le 30 mars 2015, une partie des sociétés elles-mêmes souhaite que le dispositif soit plus précis, pour des raisons de sécurité juridique.
En toute hypothèse, le législateur a mis en place le mécanisme conduisant inéluctablement à un développement de la réglementation. En effet, en imposant aux sociétés de donner de la substance aux mesures de vigilance, il pousse au développement de pratiques qui constitueront la base d’une législation future.
La réglementation du « say on pay », construite sur la base de la pratique synthétisée par le code Afep-Medef, est un bon exemple de ce schéma. La législation sur le reporting ESG est également particulièrement significative : laissant dans un premier temps les sociétés libres de la méthode et de la détermination des indicateurs, elle va désormais les déterminer, sur la base des travaux de l’EFRAG nourris de l’expérience des experts regroupés au sein de ses groupes de travail.
Un processus similaire est certainement amené à se développer en matière de RSE, d’autant que le législateur a prévu l’implication de nouveaux acteurs qui y contribueront nécessairement.
L’article L. 225-102-4 du code de commerce soumet en effet l’élaboration et la mise en œuvre du plan au contrôle du juge, qui devrait dès lors être amené à jouer un rôle majeur dans le dispositif. Les premières actions en justice fondées sur le devoir de vigilance ont d’ailleurs été engagées, et semblent annoncer le développement d’un contentieux très riche.
De fait, à défaut d’indication législative ou réglementaire concernant les exigences gouvernant l’élaboration du plan, son contenu, sa mise en œuvre et le suivi de celle-ci, ainsi que le pouvoir dont dispose le juge dans le cadre de l’exercice de son contrôle, il revient nécessairement à la jurisprudence de préciser comment ces exigences et ce pouvoir doivent concrètement se traduire.
Elle pourrait notamment le faire, comme le juge des référés du tribunal de Paris l’a suggéré dans une décision du 28 février 2023, en donnant de la substance au concept encore flou de « caractère raisonnable » des mesures de vigilance. Elle ne saurait cependant combler par des dispositions générales et abstraites les lacunes de la loi quant au contenu de ces mesures, sauf à sortir de la fonction qui est la sienne.
Ce rôle devrait en revanche être prochainement confié à une autorité administrative indépendante. En effet, conformément à un schéma qui tend à se généraliser, et que l’on rencontre notamment déjà en matière de prévention de la corruption ou de protection des données personnelles, le projet de directive européenne prévoit de conférer à une telle autorité la mission d’accompagner les entreprises dans la mise en place du dispositif et de contrôler la correcte exécution de leurs obligations.
La mise en place de cette autorité aura nécessairement pour conséquence l’élaboration d’un corpus complet de règles en la matière. En effet, même si elle n’est pas dotée d’un véritable pouvoir normatif, cette autorité élaborera un certain nombre de recommandations qui, sans avoir de valeur obligatoire, ont néanmoins un effet contraignant indirect, dans la mesure notamment où elles servent de guide pour la réalisation des contrôles.
En outre, ces recommandations pourront être reprises dans des textes réglementaires, et le seront certainement au moins pour partie, tant le dispositif actuel est marqué par un déséquilibre considérable entre ses « objectifs monumentaux » selon l’expression employée par le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris dans sa décision précitée, et la modicité des dispositions indiquant selon quelles modalités les sociétés doivent les atteindre.
La voie est ainsi ouverte au développement d’une réglementation importante, à l’ampleur de laquelle il conviendra d’être particulièrement vigilant, afin que la modestie ne se transforme pas en excès.
Références
- Etude d’impact, projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises, 20 juin 2018, p. 544 ↩︎
- Rapport n° 2628 préc., p. 67 ↩︎
Pierre Berlioz
Spécialiste du droit de la durabilité, de la compliance et du droit patrimonial de l’entreprise, en droit interne et international, ainsi que des professions du droit. Ses domaines d’expertise sont la RSE, le devoir de vigilance, la prévention de la corruption, le droit du patrimoine de l’entreprise, notamment les questions relatives aux propriétés incorporelles et au secret des affaires, le droit des contrats, le droit international privé et le contentieux international, ainsi que la réglementation et la régulation des professions du droit. Il est également l’auteur de divers articles et notes de jurisprudence sur ces thématiques et a participé à l’écriture des lois Sapin 2, devoir de vigilance, biodiversité, Justice du 21e siècle, République numérique, secret des affaires ainsi qu’aux travaux sur la CSRD. Actuellement en poste à l’Université Paris Cité, il y dirige le master Justice, procès, procédure. Il est enfin directeur de cabinet du président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, après avoir été directeur de l’école de formation des barreaux de la cour d’appel de Paris et conseiller du ministre de la Justice, en charge du droit économique, du droit des obligations et des professions.